Réponse à Ferghane Azihari au sujet de François Burgat

Les personnes qui me suivent sur X auront déjà eu l’occasion de la lire. Je copie-colle ici ma réponse au chroniqueur de Le Point Ferghane Azihari au sujet de François Burgat.

Sources :

Ma réponse :

Bien sûr, l’article est bien rédigé et l’auteur manifeste une intelligence vive et une culture intéressante.

Mais la différence entre le journaliste et l’intellectuel, c’est que l’un est susceptible de déraper sur toutes les peaux de banane qui se présentent, l’autre a la sagesse de les anticiper. L’un sait par avance que l’humiliation et l’insulte témoignent d’une erreur, l’autre prend plaisir à patauger dans la boue pour faire le spectacle.

L’islamisme, c’est-à-dire le fait de placer l’islam comme principe qui transcende et régit le métabolisme du corps social, correspond à une problématique certes initialement moyenâgeuse, mais surtout à une problématique à deux dimensions indissociables : psychologique et géopolitique. Le Coran et l’histoire du Prophète ont permis d’agréger les Arabes, de se reconnaître comme tels, autour d’une transcendance commune et ils permettent toujours l’expression d’une fierté ethnique. Cela leur permet par exemple de limiter l’évaporation de la tradition arabe dans le modernisme occidental.

Ce que vous appelez l’islamisme mais qui est subjectivement vécu comme une loyauté à Dieu et à son expression immanente miraculeuse, et qui témoigne de la volonté de tout sacrifier pour un idéal parfait, est une tradition (avant d’être un texte à croire ou ne pas croire) qui a permis l’émergence d’une zone d’influence politique qui dépasse de très loin celle à laquelle les tribus des premières heures pouvaient espérer de leur géographie. Le sable n’est pas la même chose que la terre. Y produire quoi que ce soit de fertile suppose de savoir développer la vie dans cette part inerte de la nature, par un effort d’humanité exceptionnel. L’islam, encore aujourd’hui, représente la culture d’un orphelin du désert qui trouve à s’imposer dans un monde d’élite. Symbole de la créativité ex-nihilo, apparition de tout à partir de rien. Grâce à l’islam, le plus misérable peut espérer obtenir l’attention de Dieu par sa grandeur sacrificielle. Le musulman est prêt à littéralement tout sacrifier, y compris son existence, pour réaliser la volonté idéale. Il faut bien se représenter la différence entre cette attitude et l’hédonisme. Le mythe vaut pour principe, il ne faut pas l’aborder comme une fable obscure. L’hégire symbolise le déplacement héroïque de l’extrême finitude vers la puissance la plus absolue. En cela il est un principe universel de la psychologie humaine, on le retrouve dans toutes les histoires occidentales de héros. Il correspond à la promesse renouvelée pour chacun de pouvoir mériter son salut. C’est au moins aussi digne qu’une religion qui pose un peuple comme l’élu de Dieu par défaut, quel que soit le mérite de son action. Non ?

Dans la civilisation occidentale, grâce aux Lumières, nous avons décidé de placer notre morale hors des mains de Dieu et de faire du sujet responsable le nouveau totem. Et cela fonctionne plutôt bien tant que chacun peut encore croire que quelqu’un garantit la pérennité de la structure sociale. Dans la civilisation musulmane, l’homme n’accepte pas un autre homme pour principe transcendant, il pose au-dessus de l’humanité une transcendance qui dépasse tout un chacun, le Dieu unique et unifiant qui commande à tous les hommes. Cela vous apparaît-il si absurde ? Les occidentaux, certains d’avoir conclu l’histoire par la science, ont tué Dieu. Les musulmans ont décidé, au contraire, de lui garantir sa place prédominante. Ne sont-ils pas en cela plus raisonnables, ou au moins plus sages ? Les uns choisissent l’exploration et le risque, les autres préfèrent s’en tenir à des traditions relativement invariables. L’histoire dira quel chemin valait mieux que l’autre, dans la compétition individuelle du plus adapté pour la survivance. Il n’appartient certainement pas à un journaliste du Point de trancher.

Je ne suis pas certain que les islamistes n’obtiennent à terme une victoire à la Pyrrhus, dans la compétition des modèles civilisationnels : s’il s’avère qu’une civilisation qui place l’individu comme icône de la transcendance ne peut qu’aboutir à une dégénérescence individualiste ingrate et affective qui ronge la structure sociale autant à la base qu’au sommet, comme la période actuelle semble nous en donner l’aperçu, la civilisation qui s’expose moins aux mouvements du temps en maintenant un lien fort avec ses traditions ancestrales peut vraisemblablement démontrer une résistance plus longue et donc un avantage compétitif décisif. Il n’est pas insensé de laisser à l’islam la possibilité de se développer comme un modèle de prospérité, de longévité et de démographie, modéré, ouvert mais politiquement beaucoup plus structuré et visionnaire que le libéralisme gratuit. Nous ne sommes, occidentaux, que des parties dans un même jeu, nous n’en sommes pas les juges.

Ce n’est pas parce qu’on comprend la validité de l’islam qu’on devient musulman, car ce n’est pas ainsi que fonctionne la foi. Votre vision mécaniste est ici encore un dérivé de la foi scientiste. La foi est une fonction cognitive universelle, sur laquelle la raison a une emprise limitée. Pour tout appareil cognitif humain, la foi contient le sujet actuel et le porte vers le sujet idéal. Que ce sujet idéal soit soi-même ou le Sujet idéal tout court ne crée pas une différence si importante qu’on le dit, du point de vue psychologique en tout cas. On naît avec cette structure noétique ou on naît avec une structure cognitive déficiente qui nécessite un remplacement : ce sont réellement les deux principales façons de devenir un authentique musulman. Il est très difficile de déplacer la transcendance depuis l’individu libéral équilibré jusqu’à Dieu dans la mesure où ce déplacement représente, au niveau neurologique, une parfaite immobilité : adorer Dieu et s’adorer soi-même correspondent à peu près à la même activité cérébrale. Celui qui naît laïc et jouit du libéralisme n’a que très peu de chances d’accéder à l’islam. La neuroscience qui traite spécifiquement de religion est explicite sur ce point. L’agentivité et la pratique religieuse inhibent et désinhibent les mêmes parties de l’encéphale.

Burgat n’a pas réellement la possibilité de déplacer ses croyances d’une transcendance à une autre parce qu’il les ressent sans doute intuitivement comme équivalentes. Et c’est cette équivalence qui peut faire naître chez l’occidental une reconnaissance sincère envers l’islam. Il ne faudrait pas être trop condescendant, un humain vis-à-vis d’un autre humain représente d’abord un même, un autre agent de la même espèce. Il faut, vous avez raison, se méfier aussi d’accorder une place acquise à l’islam par une sorte de fausse compassion, ou de fausse bienveillance qui nous ferait la regarder comme une inutilité nécessaire et provisoire, un problème à régler plus tard. Le musulman vaut mieux que cette attitude : selon la morale universaliste, le musulman est d’abord une fin en soi, parce qu’il est essentiellement une personne et accidentellement un croyant en ceci ou cela. En occident, un humain ne saurait en transcender un autre par nature. Il n’existe pour l’occidental rien de tel que « un musulman », en réalité il est une personne dont la foi est basée sur une structure noétique spécifique, structure objectivement fonctionnelle pour l’appareil cognitif masculin. Je ne suis pas certain qu’elle soit aussi fonctionnelle pour la femme, il appartient à la personne musulmane d’en juger. Ce sont les actions d’une personne qui valident sa qualité morale, que le juge soit positiviste ou musulman. Il existe des musulmans saints et des athées violeurs : musulman n’est pas une nature. L’islamiste est perçu comme un extrémisme mais il est subjectivement vécu comme une quête de perfection, ce que par principe nous partegerions aisément en tant que scientistes ayant une foi totale en la rationalité cosmologique.

Un musulman qui vous voit lire certains versets du Coran peut difficilement s’empêcher de rougir, car il sait très bien ce qu’il y a à en penser quand on n’est pas né avec ce système noétique-là. Il ressent les choses comme vous, ses viscères sont les mêmes. Seulement lui a le devoir de sacrifier ses intuitions natives et il place justement là son point de départ moral. L’occidental n’a pas à supporter ce coût personnel. Il n’a que son égoïsme spontané à sacrifier pour se conformer à la norme libérale. L’individu, devant le Coran, doit se soumettre au dogme pour échapper à la tentation de se dérober. Le Coran est en cela une oeuvre de psychologie, l’expression de l’art politique d’ordonner des foules dispersées. Le musulman est sans cesse contrarié, sollicité par Dieu. Son niveau de contrariété est l’étalon de son mérite. Comme vous lorsque vous travaillez. S’il s’y résout, s’il démontre une volonté puissante de se soumettre à Dieu, il progresse instantanément vers l’être idéal, qui correspond aussi à la version idéale de soi-même. Le chemin de l’occidental vers le soi idéal est plus divers, plus confus, plus libre, plus créatif mais aussi, en conséquence, beaucoup plus enclin à la déviance, la dégénérescence, voire au déclin. L’occidental se dérobe généralement pour bien moins que ce qu’exige le dogme islamique. Devant nos propres textes, nous nous sommes dérobés lorsque les Lumières nous ont offert l’alternative rationaliste. Et nous ne nous sommes pour ainsi dire jamais retournés sur ce défaut sacrificiel qui ne cesse de dévaluer notre qualité morale depuis lors.

L’agressivité du texte, l’aspect tribal, le nombre de commandements moraux et leurs détails, les incohérences… la lecture littérale du Coran n’est pas plus agréable pour le musulman modéré que pour l’occidental. Pour justifier ces passages, le recours à la « science islamique » devient nécessaire, afin de faire dire au texte soit l’exact opposé de ce qu’il énonce explicitement, soit un appel à l’islamisme rigoriste imputable à Dieu lui-même. Vous savez quoi ? C’est précisément parce que le Coran viole les attentes intuitives de l’esprit qu’il est devenu ce fameux texte à connaître et à réciter par coeur. C’est parce que Dieu y apparaît tel qu’on ne l’imagine pas qu’il apparaît vraisemblable. Dieu se doit de contrarier, de surprendre, de présenter un caractère incertain et magique. Plus on lui sacrifie sa personne, plus il nous engage, moins on peut s’opposer à ses exigences. Car investir en Dieu et investir en soi reviennent au même : une fois que vous avez investi l’essentiel de votre capital, il n’est plus possible de changer d’avis sans vous ruiner.

Et vous savez pourquoi l’islam jouit encore d’une telle puissance dans le monde occidental ? parce que la rationalité perd tout pouvoir face à cette forme-là de tradition. Pour l’occidental ou l’athée, le Coran est un texte « fou », qui ne peut être approuvé que par des psychopathes. Pour celui qui a appris à s’identifier comme musulman, ce texte est l’arme anti-incertitude, anti-modernité, anti-réification, anti-aliénation technologique des non-prospères, bien plus efficace que notre équivalent marxiste. Il met en déroute l’autre, le mécréant comme le cynique puissant, il le rebute, ne se laisse pas comprendre, et plus il est pris pour texte de référence et plus l’esprit rationnel est impuissant à le combattre. Du point de vue darwinien, c’est un texte d’un génie exceptionnel. Il protège le faible du fort. Que pourrait bien devenir le Maghreb face à l’occident, sans l’islam ? Il n’y a bien que les pays les plus prospères qui peuvent laisser l’influence de leur religion diminuer.

Jamais une structure cognitive aussi simple n’avait réussi à agréger autant d’âmes aussi rapidement, sur des étendues aussi larges et pour des durées aussi longues. Il est comme le serpent : un corps très simple mais redoutable dans le désert comme à la ville. Il n’a besoin d’aucune sophistication pour prendre l’adversaire de court. Le Coran et en particulier sa lecture rigoriste, l’islamisme, permettent d’étendre la puissance de l’individu au plus près de Dieu dans les limites de la condition humaine.

Vous admettrez peut-être que lorsque votre géographie et votre condition géopolitique initiale sont celles de la péninsule arabique du Moyen-âge, arriver par un simple texte, bien moins complexe qu’une Bible, à construire une civilisation aussi pérenne que la civilisation musulmane, relève du miracle. Essayez de reverse-engineerer l’islamisme : essayez de résoudre par vous-même la problématique géopolitique et psychologique de Mahomet. Faites de l’orphelin humilié un prophète de Dieu qui révolutionne le monothéisme, propose un dépassement de la culture abrahamique à un groupe multiconfessionnel et dispersé en tribus rivales. Mettez un terme aux querelles pluriséculaires des royaumes voisins et partez à la conquête du globe (applati, en l’occurence) avec le moins de bagage possible (sans famille, rejeté par sa tribu, illétré, pauvre, qui fait rire lorsqu’il prêche, et le pire d’alors, sans fils). Quel humain aurait su réaliser cette prouesse ? Il n’y en a eu qu’un et il sert de modèle depuis. Vous ne trouvez pas que ça ressemble à l’histoire de l’occident ? Vous ne croyez pas que les musulmans et les héritiers du christianisme ont bien plus à partager que leurs intuitions tribales ?

Ensuite, il faudrait arriver à démontrer que l’évolution de l’islam a été en quoi que ce soit contingente plutôt que nécessaire. Or, nous les occidentaux soit-disant scientifiques et raisonnables, comment se fait-il que nous ne percevions pas cette partie du réel comme nécessaire ? Pourquoi l’islamisme nous apparaît-il toujours comme un fait contingent alors qu’il ne cesse de se reproduire comme un principe ? Pourquoi ne sommes-nous pas capables d’embrasser le réel plus qu’à moitié ? on parle ici de près de 2 milliards de musulmans au bout de 1402 ans d’histoire à l’échelle mondiale, ce n’est pas un petit phénomène régional. Qu’est-ce qui, dans le Coran et la foi islamique, échappe tant à l’individu supposé rationnel ? Seulement une absence de rationalité ? seulement de la superstition ? Vous croyez avoir tout compris, tout résolu, en disant cela ? Vous croyez que vous démontrez la supériorité morale et intellectuelle de l’occident en proposant de brûler un livre aussi important ? Ou au contraire votre proposition donne t-elle instantanément l’avantage à votre adversaire en vous disqualifiant pour extrême vanité ?

Nous ne sommes toujours pas capables d’adopter des perspectives en 3 dimensions. Nous sommes enfermés dans une vision subjective binaire qui nous fait voir l’altérité que comme une opposition, dans sa séparation, comme si une rupture dans le réel avait séparé notre espèce en deux. À votre avis : qui a réellement effectué une percée dans le réel islamique : vous, ou Burgat ?

Votre posture de juge suprême, à la conscience devenue parfaitement rationnelle, du haut de votre pupitre céleste du savoir absolu, montre avant tout, paradoxalement, une limitation. La raison est finie, elle s’en est aperçue d’elle-même lors de son auto-critique. Elle est une fonction cognitive dont la maturation est extrêmement lente, même à l’échelle géologique. Contrairement au modèle traditionnaliste, qui maintient une relation forte entre le réel et la conscience affective, le modèle rationaliste se prive volontiers du réel et de sa composante affective bien plus ancienne et enracinée que la dimension logique. La raison aime raisonner de façon abstraite, hors du réel, elle est rebutée par l’irrationnel. Et pourtant, la raison est loin d’avoir pu épuiser le réel au point d’avoir sublimé tout irrationnel en objet ordonné. Tant que l’islam sera perçu comme une étrangeté ou plus maladivement encore, une chose à brûler, la raison saura qu’elle n’a parcouru qu’une infime partie du chemin pour s’accommoder de ses oppositions nécessaires : l’instinct, la tradition, la répétition, le mimétisme, la protection dans le groupe, le conformisme tribal, la conscience affective. L’idée de raison toute puissante appartient à la mythologie rationaliste, elle ne correspond qu’à l’idéal métaphysique de la raison pure.

Aujourd’hui en occident, le romantisme est de retour, pour cette raison précise. Rebutés par le rationalisme, de plus en plus d’occidentaux rebroussent chemin. Ils tentent un retour vers ce qu’ils conçoivent approximativement comme « la nature ». Dans l’ambiance crispée de l’idéologie écologiste, l’individu cède sa transcendance à la nature, au début un peu puis totalement, voire totalitairement. Il préfère désormais se battre pour l’environnement plutôt que pour l’humanité. La raison fait marche arrière. Et progressivement, certains d’entre eux redécouvrent toute l’ambivalence de la modernité, du progressisme technologique, de l’objectivité politique et toutes ces rationalisations qui tendent à réifier la personne – telle va ordinairement la critique de l’anti-raison vis-à-vis de la raison, de la non élite vis-à-vis de l’élite. Ils tentent ce qu’ils imaginent comme un retour à la spiritualité. En réalité, c’est un renoncement et un renouvellement illusoire du romantisme, mais c’est un recul de la raison qui donne raison, à cet instant de l’histoire, au traditionalisme. Et comme il est presque entièrement non réflexif, ce « retour », il se réalise dans un grand chaos. Le chaos que l’occident expérimente actuellement et que les musulmans les plus prospères regardent avec autant d’inquiétude que de satisfaction.

Dans ce chaos, resurgit donc le réputé désuet modèle traditionaliste. Solidité du conservatisme culturel et de la ritualisation du progrès pour le limiter à l’extrême nécessaire. L’islam ne se réactualise pas dans n’importe quel contexte : il évolue désormais de nouveau dans un environnement de grande prospérité économique, au Moyen-Orient. Il ne faudrait pas croire que l’islam est assez bien représenté par le maghrébin frustré. Ce n’est qu’une partie importante. L’Arabie saoudite, le royaume du Wahhabisme, n’est-ce pas ? Il est désormais rêvé par le Prince des terres sacrées comme « La nouvelle Europe ». Comprenez-vous ce qui est en train de se passer ? Comprenez-vous le rôle de l’islam dans ce retournement de situation ? Cette préemption du réel. Si nous n’avons pas su dire le sens de notre prospérité, rien ne dit que l’islam ne saura pas faire bon usage de nos errements.

Ils connaissent la leçon. Ils ont vu l’occident prospérer jusqu’à l’empoisonnement. Et ils récitent leur texte avec d’autant plus de passion :

« 6 Prenez-garde ! Vraiment l’homme devient rebelle,

7 dès qu’il estime qu’il peut se suffire à lui-même (à cause de sa richesse). » Sourate 96.

Nous avons sacrifié Dieu, ils ont sacrifié l’individu. Aujourd’hui, les musulmans se mettent à sacrifier Dieu pour la prospérité économique de l’individu, il semble que les trajectoires civilisationnelles sont en train de converger sans conscience véritable. À mon sens, Burgat porte une partie de cette conscience. Un état de la conscience universelle en plein dépassement de ces blocages historiques qui nourrissent le matérialisme. Il tente de proposer une représentation du réel en 3D, transversale, qui servirait de point de ralliement entre l’occidental et cet autre si étrange. Il dessine une croix chrétienne au coeur de la ville, il tente de trouver le point où le musulman et le non-musulman pourront prendre conscience ensemble qu’il existe bel et bien une communalité de manques et de perspectives, il remonte la courbe jusqu’à l’intersection de l’abscisse et de l’ordonnée, cette communalité déjà très bien décrite dans la Bible : l’extrême vulnérabilité de l’individu (que prendre pour un totem est dangereux), une égalité absolue devant la mort et l’ignorance des causes premières, un corps commun qui supplie qu’on l’épargne. Sans Dieu, l’individu occidental dans le sentiment de toute puissance enfantine redevient Adam, nu et misérable.

Il faudrait cesser de désigner l’autre du bout du doigt comme s’il était fautif du réel. La fabrique du réel est régie par des nécessités entrecroisées que seul un effort de perception soutenu peut commencer à décrire. Le rejet est une faute, un manque de compréhension. L’islamiste n’est pas le membre d’une autre espèce. Il est le même, inscrit lui comme nous dans un mouvement de recherche de la bonne place, la place idéale où convergeraient survie et vérité. Il n’est pas un fou, il n’est pas « un » psychopathe, c’est un humain qui désire survivre et être soit épargné par la souffrance, soit compensé pour ses nombreux sacrifices. Et il ne souhaite pas voir prospérer des individus qui ne savent plus rien sacrifier d’eux-mêmes; il n’est alors, dans son rigorisme accru, que très logique.

Sommes-nous si différents ? Le jour où nous saurons renouer avec cette culture qui nous est commune et que nous en percevrons distinctement les nécessités psychologiques, historiques, biologiques, sociologiques, géopolitiques, anthropologiques, nous aurons atteint un niveau de maturité qui nous permettra de prospérer ensemble, en intégrant toutes ces dimensions dans une histoire commune digne devant l’Éternel, universelle. Pour l’instant, à en croire vos jugements, nous sommes encore, en occident, au stade du rationalisme tribal, qui ne vaut guère mieux que le tant dénoncé stade superstitieux. La raison n’est pas un clan.


Comments (1)

  • Rouillé 1 février 2024 - 3 mois ago

    Mon cher Régis, Tu as signé là un excellent article, peut-être le meilleur de tous ceux que tu as écris. Je dis cela parce que ça fait longtemps que l’Islam ne m’apparaît plus comme une régression face à l’occident. Mon récit (L’affaire Nyctalopticon, que tu as lu avec tant de pertinence), et qui devrait être publié prochainement (avec un autre texte) sous le titre « La vie sans peine » (cette vie que rêve de mener l’occidental moderne individualiste/conformiste) ne montre que des perdants, sauf peut-être un personnage, et surtout Conillo lui-même, imbu de sa rationalité dévastatrice. Le premier qui me fit douter de la supériorité de l’occident sur l’Islam fut Jean-Pierre Voyer, dans sa Diatrible (http://jean-pierre-voyer.org/dire.htm), qu’il écrivit après le 11 septembre 2001. Certes, il y avait un grain de folie dans ce texte, mais on pouvait en faire son miel. A la revoyure.

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