La fabrique de l’ordre

Même quand elle est pertinente, la description de l’expérience commune par le langage consiste toujours en un réductionnisme. Les petites histoires que nous créons servent à rendre compte de nos actions, dans un a posteriori perpétuel. Entre ces narrations, qui servent à créer des abstractions a posteriori depuis nos émotions, et les descriptions de la science, il y a toute la différence entre le dictionnaire de l’oralité et l’encyclopédie des sciences. Voici la genèse de la narration : action > tentative d’abstraction > représentations > formulation. Autant dire qu’entre l’action et le langage, l’imagination occupe une place essentielle, ce qui rend la conscience humaine pour une grande part narrative, voire fictive. Ce qui disparaît ainsi dans ce modèle courant de description de la perception, c’est le concept, et un concept en particulier, le synéchisme, qui garantit la précision du rapport de tout avec le tout d’une part, ce qu’on appelle aussi l’esprit de système, et, en ce qui concerne la biologie, qui modélise cette continuité comme une évolution (le darwinisme).

La plupart du temps, les représentations qu’on se forme de l’expérience confondent ce qu’on voit et ce qu’il y a à voir (le « WYSIATI » de Kahneman), c’est-à-dire à nier presque entièrement la complexité sous-jacente des phénomènes et séparer ces derniers de leur dimension cosmologique. À la racine de nos comportements prétendument volontaires et conscients, au niveau du substrat biologique, l’activité moléculaire inconsciente et involontaire montre la façon dont la nature produit du vivant à partir de la matière inerte, de l’ordre à partir du chaos, comment la matière est organisée pour produire de la vie et l’autoriser à évoluer.

Pour illustrer ce propos, voici une représentation précise du mécanisme de réplication de l’ADN qui se produit, en ce moment même, à l’intérieur de votre corps :

Il aura fallu près de 4 milliards d’années pour passer de la matière inerte au vivant et environ 500 millions d’années pour évoluer des premiers systèmes nerveux vers le cortex préfrontal de Sapiens. Autrement dit, depuis des milliards d’années, la nature ne cesse de s’organiser de façon toujours plus complexe pour produire une multiplicité de formes de conscience toujours plus précises, jusqu’à la dernière née, très récente à l’échelle géologique, la conscience réflexive. Si l’inerte est le matériau indispensable à l’organisation du vivant, ne devrait-on pas considérer que l’état initial de l’univers était déjà un ordre (certes perfectible) ? Peut-on dès lors soutenir que le chaos est l’état premier du réel ? L’évolution de l’organisation de la matière vers cette complexité croissante qui met le chaos en mouvement pour produire toujours davantage d’ordre ne démontre t-elle pas que l’état ultime du réel, le présent, est un ordre toujours plus parfait ? Et comment la volonté humaine pourrait-elle différer de cette organisation toujours plus précise sans se détruire ? Ce qu’on dit du réel est-il neutre pour nos systèmes inconscients, pour le maintien de leur fonctionnement optimal ? Je pense qu’une formulation erronée au sujet du réel provoque des dysfonctionnements au niveau du substrat, parce qu’elle réoriente le mécanisme natif vers des objectifs contradictoires avec l’entéléchie du corps vivant.

À tous ceux qui sont tentés de décrire l’histoire comme une régression perpétuelle, ou qui décrivent le réel avec simplisme comme si leurs intuitions suffisaient à produire des abstractions vraies, ou qui s’appuient exclusivement sur leur expérience anecdotique pour formuler des propositions générales, je voudrais leur dire que je les trouve dangereux comme des psychopathes et que je ne sais pas les aborder autrement comme des sociopathes. Que ce soit au plus profond de nous-mêmes, à l’échelle moléculaire, ou en dehors de nous-mêmes, à l’échelle affective, ou à mi-chemin entre l’intérieur et l’extérieur, dans le Logos : tout marche vers le progrès. Tout tend vers un ordre croissant. Chronologiquement, l’entropie est une participation à la négentropie, elle n’est première que pour servir celle qui la transcende. Attention toutefois : la volonté bonne n’est innée chez personne. Pour produire une volonté bonne, il faut nécessairement apprendre à vouloir la nature puis la vouloir, aller jusqu’à désirer le réel (sans s’y limiter), participer le plus activement possible à son ordonnancement, s’inscrire dans les pas de la nécessité au moins par des contributions à la science (la vaccination en est une), devenir discipliné (consentir à la loi en réalisant en quoi elle est prescriptible par soi et en cela conditionne la liberté), jouer sans tricher au jeu proposé par la nature et la culture de sa communauté, ce qui requiert non plus un réductionnisme narratif, mais un réductionnisme au vrai. Il s’agit, pour se maintenir dans le vivant, de se résoudre à ne chercher que la vérité et agir conformément au principe d’universalité. Il n’existe donc pas une infinité de voies vers le vrai, alors qu’il existe une infinité de façons de faire fausse route. Tous les comportements erratiques qui privilégient l’intérêt particulier au mépris du principe d’universalité font avancer notre espèce vers sa disparition. La nature nous offre une opportunité de participer de façon originale à l’oeuvre divine (ce qui ne rend pas Dieu nécessaire pour autant), elle nous présente un modèle transcendant qui rend la raison d’être (survivance) et le sens de la vie (la morale) compatibles. Même pour le parfait athée qui croit qu’il ne croit en rien (l’idiotie parfaite est innée, elle) le plus petit mensonge et le mépris du connaissable (versant humain de l’ordre naturel) constituent des injures directes à la transcendance dont personne ne ressort impuni (rien de religieux ici). La psyché aussi, qui s’élève sur son substrat biologique, nécessite la même rigueur dans son organisation. La pensée sans foi ni transcendance mène à l’anxiété et au désespoir, la structure noétique qui inhibe la foi enraye le mécanisme psychique basal. Il y a de grandes structures noétiques fonctionnelles non optimales suivies par des milliards d’individus (nations et civilisations) et de petites structures privées (comme le post-modernisme ou l’existentialisme) qui noient la psyché dans un profond désarroi. Celui qui expérimente, sur une longue période, un petit modèle privé sans s’être assuré qu’une foule s’y est déjà exposée sans létalité excessive évolue sur un sentier non balisé qui à mon sens n’est pas compatible avec une psychologie équilibrée. Si les humains s’agrègent dans de larges groupes aux pratiques très ritualisées au point d’avoir constitué des États et des institutions, ce n’est pas par simple commodité, c’est pour survivre.

Max Stirner (merci Éric pour l’immense découverte) écrit :

Accordingly, because each thing cares for itself and at the same time comes into constant collision with other things, the combat of self-assertion is unavoidable.
Max Stirner. The Ego and His Own . Prabhat Prakashan. Kindle Edition. (The Ego and His Own, 1844. I. A human life. Prabhat Prakashan.)

Quelle prémisse contradictoire ! L’exemple parfait d’une petite culture privée qui mène tout droit au désarroi.
Ne serait-ce que par les sens, l’homme est sans cesse à la fois en et au dehors de soi, il est sans cesse projeté dans ce qu’il n’est pas et cette mobilité même est la caractéristique du réel qui progresse vers son optimal. CARE est un affect qui n’a pas besoin d’un individu pour exister, il est dans la nature, à la façon d’un Dieu grec, il régit les relations quand bon cela lui semble, quand aucune structure ne l’en empêche, il s’empare d’un corps sans le prévenir et le transforme en pur affect pour un temps. CARE est un rapport particulier d’une entité envers une autre, le rapport du soin, ce n’est pas tout à fait compatible avec la description d’éléments isolés et auto-suffisants. On voit ici immédiatement l’orientation de la pensée qui conçoit CARE comme un égoïsme et le rapport comme une collision. C’est, il me semble, typiquement de cette façon-là qu’on entre dans un univers noétique toxique. Pour ma part, dès que je trouve ce type de raisonnement, j’identifie une distorsion cognitive (en référence à Aaron T. Beck), la dramatisation qui correspond aussi à un biais cognitif, le biais de négativité, et qui correspondent tous les deux à un trait de caractère majeur, le névrosisme (neuroticism en anglais). Il faut certainement présenter un niveau très élevé de ce trait de caractère si particulier pour adopter un raisonnement qui décrit le réel comme on décrit un personnage mesquin. C’est aussi un raisonnement qui prépare l’esprit à un rapport de prédation, si chaque chose s’occupe de soi-même et que la naissance est une irruption que nul dans le réel n’espère, le nouveau-né apparaît comme une proie, ce qui déclenche les affects adverses à CARE : PANIC/GRIEF et FEAR. Voire RAGE (selon la classification de Jaak Panksepp).

Je ne comprends pas qu’on conserve, dans la philosophie, les penseurs qui se font un malin plaisir de saisir l’esprit d’effroi. La pensée doit être un outil pour s’orienter dans le réel, pour permettre le rapport moral, pour augmenter la volonté, pour renforcer l’engagement et la responsabilité, pour valoriser les affects voulables, pour faire reculer les affects malins, pour sublimer l’affect libidinal. Pour ma part, je suis très clair avec moi-même sur ce point : je rejette catégoriquement toutes les pensées non compatibles avec l’ordonnancement naturel, toutes les pensées non compatibles avec le darwinisme, toutes les pensées qui justifient l’ingratitude, toutes les pensées qui facilitent la sédition, toutes les pensées qui altèrent la foi, toutes les pensées qui freinent l’équilibre psychologique du sujet en marche vers un but voulable. Je ne tolère pas les pensées de prétendus intellectuels qui décrivent le réel comme une tragédie et qui s’y projettent comme héros en expliquant que c’est dans la tragédie que se trouve la joie. Au lieu d’héroïsme, il s’agit seulement d’une erreur propositionnelle attestée, entres autres, par la physiologie et la psychologie. Le faux héroïsme, l’héroïsme bon marché, fait apparaître dans la société de faux sujets (le « faux-self » de la psychologie) qui portent de fausses philosophies comme un chien peut porter de vrais virus. Réalise t-on assez qu’il y a beaucoup de pensées absolument fausses et des vérités absolument vraies ? N’est-il pas temps de se discipliner ? je veux dire par là s’obliger à l’inter-discipline pour penser ? Comment peut-on laisser passer des pensées fausses pour un simple exercice de libre expression ?

Je vais choquer les intuitifs mais je sais que ce sont des vérités claires et distinctes :

En politique : le socialisme est une maladie de l’esprit. L’extrême gauche un violent poison noétique. Le gauchisme un poison lent. D’autant plus lent qu’on s’y est habitué, par mithridatisation.
En économie : à peu près personne n’a compris que les mots « libéralisme, néo-libéralisme et ultra voire hyper-libéralisme » sont des notions de l’intuition qu’on a confondues avec des concepts et qui portent atteinte à l’économie elle-même. La question qui m’intéresse : quelle est la règle du jeu économique qui permet le mieux aussi bien de sortir l’humain le moins bien doté de la précarité naturelle que le mieux doté de participer au jeu de façon morale ? C’est-à-dire la règle qui donne à chacun l’opportunité de se vivre comme un héros. Aligner le jeu économique avec le jeu psychologique est un impératif moral. Quel homme politique consacre assez de temps à déterminer les règles de l’interjouabilité ?
En philosophie : il n’est plus possible d’énoncer la moindre vérité philosophique sans présenter en même temps une compétence étendue dans les autres disciplines. Il en va ainsi du développement de la conscience réflexive, qui doit perpétuellement s’engager dans la recherche de la vérité, ce qui suppose qu’elle prenne connaissance des vérités. Que signifie de penser le réel sans, au préalable, l’avoir conçu de façon scientifique ? Que peut espérer un penseur à propos du sujet, de la conscience, des affects ou de la liberté s’il ne s’est au préalable sérieusement formé à la psychologie et à la neurologie ? Si les philosophes sont rares aujourd’hui, c’est qu’ils rêvent trop, eux aussi, de l’âge d’or grec où il suffisait de symboliser les volontés de puissance par des divinités célestes pour proposer une représentation cosmologique aux ignorants. Désormais, il faut commencer par le détail et remonter aux principes généraux, ce qui est autrement plus complexe. Il faut se révéler un très bon stoïcien seulement pour être autorisé à commencer à penser, ce n’est pas à la portée du premier venu. Alors que les jeunes philosophes commencent à penser par goût, par plaisir, à l’envers. Il faut débuter la philosophie par devoir. L’ordonnancement moléculaire signale la soumission de la nature à ses propres règles, elle n’en varie pas et c’est seulement ainsi qu’elle peut fabriquer le réel. Si la nature fabrique le réel par devoir, comment l’homme peut-il s’imaginer survivre seulement par goût ?


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