L’évolution naturelle à l’échelle d’un an

Dans « Les dragons d’Eden », l’astronome Carl Sagan retrace l’évolution de l’univers connu à travers ses grandes étapes. Pour nous rendre l’échelle cosmologique plus accessible, il rapporte ainsi les 13 milliards d’années qui ont précédé ce jour à une année, du 1er janvier au 31 décembre. Cette synthèse permet, entre autres, de se représenter la chronologie de la vie sur terre, depuis ses origines inorganiques, réduite à l’échelle d’une année. Le début de ce livre ressemble à Sapiens de Harari, 40 ans avant ce dernier. « The dragons of Eden » a été publié la première fois en 1977. Pour une question de lisibilité en ligne, je vous propose ici ma traduction de la version originale du livre et non la copie de la version en français.

DATES AVANT DÉCEMBRE

  • 1er janvier : Big Bang
  • 1er mai : Origine de la Voie Lactée
  • 9 septembre : Origine du système solaire
  • 14 septembre : Formation de la Terre
  • 25 septembre : Origine de la vie sur Terre
  • 2 octobre : Formation des plus anciennes roches connues sur Terre
  • 9 octobre : Date des plus anciens fossiles (bactéries et algues bleu-vert)
  • 1er novembre: Invention du sexe (par des micro-organismes) !
  • 12 novembre : Les plus anciennes plantes photosynthétiques fossiles
  • 15 novembre : Les eucaryotes (premières cellules dotées de noyaux) s’épanouissent

LE 31 DÉCEMBRE

  • 13h30 : Origine du Proconsul et du Ramapithecus, ancêtres probables des singes et des hommes
  • 22h30 : Premiers humains
  • 23h00 : Utilisation généralisée d’outils en pierre
  • 23h46 : Domestication du feu par l’homme de Pékin
  • 23h56 : Début de la période glaciaire la plus récente
  • 23h58 : Les gens de mer s’installent en Australie
  • 23h59 : Peintures rupestres étendues en Europe
  • 23:59:20 : Holocène, Invention de l’agriculture
  • 23:59:35 : Civilisation néolithique ; premières villes
  • 23:59:50 : Premières dynasties à Sumer, Ebla et Egypte ; développement de l’astronomie
  • 23:59:51 : Écriture ; Empire akkadien
  • 23:59:52 : Codes juridiques hammurabes à Babylone ; Empire du Milieu en Égypte
  • 23:59:53 : Métallurgie du bronze ; Culture mycénienne ; Guerre de Troie; Culture olmèque : invention de la boussole
  • 23:59:54 : Métallurgie du fer ; Premier Empire assyrien ; Royaume d’Israël ; fondation de Carthage par la Phénicie
  • 23:59:55 : Asokan Inde ; Dynastie Ch’in Chine ; Périclès Athènes ; naissance de Bouddha
  • 23:59:56 : Géométrie euclidienne ; Physique archimédienne ; Astronomie ptolémaïque ; Empire romain; naissance du Christ
  • 23:59:57 : Zéro et décimales inventés dans l’arithmétique indienne ; Rome tombe ; Conquêtes musulmanes
  • 23:59:58 : Dynastie Sung Chine ; Empire Byzantin; Invasion mongole ; Croisades
  • 23:59:59 : Renaissance en Europe ; voyages de découverte d’Europe et de Chine de la dynastie Ming ; émergence de la méthode expérimentale en science
  • Maintenant (première seconde du jour de l’An) : développement généralisé de la science et de la technologie ; l’émergence d’une culture mondiale ; développement de moyens d’autodestruction de l’espèce humaine ; Premiers pas de l’exploration planétaire des vaisseaux spatiaux, rencontre entre les premières intelligences artificielles avancées et la population, émission d’informations depuis la terre à destination de potentielles intelligences extraterrestres.

À l’échelle cosmologique, Sapiens est jeune, absorbé par une sorte d’adolescence technologique qui le place dans une situation nouvelle dans le rapport habituel entre le vivant et la nature : il lui reste à déterminer ce que la nature a renoncé à sélectionner. Ses connaissances s’étendent et paradoxalement son accès à la connaissance semble s’éloigner pour beaucoup. À mesure que la technologie progresse, que les sciences se spécialisent et se complexifient, la possibilité pour chaque nouveau Sapiens de réaliser sa sagesse potentielle semble diminuer. Entre une puissance en croissance et un réel comparativement diminué, l’individu est de plus en plus tenté de prendre des raccourcis, de faire semblant d’avoir réalisé sa sagesse, semblant de comprendre, semblant de penser. En peine à devenir la version idéale de soi, il renonce souvent à se réaliser devant une tâche qui lui semble immense et en expansion perpétuelle. À mesure que Sapiens peut savoir, il est tenté de ne pas vouloir savoir car sa physiologie n’évolue pas si vite que la connaissance encyclopédique : son temps et son énergie ne sont pas en expansion, eux; tout le monde ne peut pas consacrer son existence à la connaissance.

Pourtant, comme ses gènes ne suffisent pas à  lui dicter ses gestes, il doit user de son intelligence, de sa plasticité pour survivre. Non plus seulement survivre dans la nature, mais survivre dans un environnement toujours plus technologique, toujours plus maîtrisé par une élite restreinte. La connaissance devient une menace. Le scientifique la figure renouvelée du serpent. Tous ses ancêtres immédiats ont déjà disparu, le temps presse Sapiens de comprendre son nouvel environnement, car il ne reste plus que lui dans sa lignée, lui, « le sage », dont les errements pourraient bien signaler une fin imminente et une destinée banale. Si nous n’affrontons pas les dragons de la connaissance et de notre ignorance, ils nous tureont.

L’évolution se manifeste de façon chaotique, sans plan ni intention apparrents. La nature détruit la grande majorité de ses itérations, par une suite discontinue d’erreurs génétiques, elle produit alternativement la mort et la vie d’organismes fragiles et semble toujours aussi économe en talents, même avec Sapiens. On ne réalise jamais à quel point chacun d’entre nous porte sa part de responsabilité dans cette histoire de l’évolution de l’intelligence, et pour la survie de notre fragile espèce. Notre compétition pour la survivance du plus adapté, avec des organismes plus simples, nous engage dans la connaissance de leurs mécanismes. Et alors que certains découvrent les mystères de la nature, d’autres renoncent par avance et finissent par s’en prendre à ceux qui savent. La nouvelle qu’ils rapportent est insupportable : ce monde si beau est infiniment complexe et s’orienter dans sa masse d’incertitudes revient à affronter des dragons. Sapiens en survie s’en prend à Sapiens qui a appris à vivre. Si seuls les héros peuvent affronter les dragons, alors qu’advient-il des autres dans un monde égalitaire ?

Chacun de nos actes ainsi que la façon dont nous formons nos jugements et renonçons à nos opinions spontanées, conditionnent le maintien de cette forme d’intelligence si unique, extrasomatique, accompagnée d’une forme légère de conscience, dans le système solaire.

La chronologie de Sagan nous pousse à l’humilité, parce qu’elle montre notre fragilité existentielle commune. Mais elle incite aussi à la responsabilité et à l’ambition, par soi, pour soi, pour ses proches et par extension pour l’espèce. Chaque individu renouvelle la possibilité de dépasser la condition native organique par le développement aux potentialités infinies de l’intelligence qui nous caractérise tous (à divers degrés… le QI moyen en France n’est que de 98 sur un potentiel de 230 et la moitié des français vivent sous le seuil moyen d’intelligence. Ajoutez à ce niveau intellectuel les traits de caractères natifs de l’individu « sans caractère », fermé, négatif et peu courageux, vous obtenez une masse d’anti-héros très loin de pouvoir affronter des dragons. Que doivent devenir ces individus ? la réponse est sérieusement métaphysique avant d’être politique). Chaque naissance promet à l’espèce des améliorations de ses conditions existentielles, et de nouvelles explorations d’un insu habitué à se jouer de nous. La vie consciente telle que nous l’éprouvons, où la conscience apparaît comme une petite bougie exposée aux vents cosmiques, est une exception dans l’histoire de la nature et il tient à nous-mêmes de nous assurer qu’elle ne nous brûle ou ne s’éteigne. La compensation par l’intelligence de notre défaut d’instinct place notre jeune branche génétique dans un équilibre précaire et soumis constamment à des pressions opposées.

Nos querelles entre bourgeons reviennent à scier une branche génétique déjà fine. Il y aurait tant de choses à sacrifier plutôt que l’intelligence. La paresse et la lâcheté, par exemple, méritent-elles qu’on les valorise autant que l’intelligence réflexive ?

La réussite d’une espèce se calcule en nombre, en durée et en taux d’occupation des sols. Lorsqu’on s’entretue, c’est toute l’espèce qui perd en pertinence du point de vue naturel. Or, malgré toute sa puissance dans la nature, l’homme lui reste soumis et ce n’est pas lui qui décidera en dernier ressort s’il est maintenu dans la compétition du vivant. Laissons se développer les antivax par exemple, et nous voilà séparés du tronc commun, laissant la place à des organismes primitifs bien moins intelligents mais aussi bien plus anciens, génétiquement plus instruits et historiquement beaucoup plus entraînés que nous à affronter ses propres dragons.

Enfin, notre proximité historique avec nos ancêtres montre une évolution de l’intelligence humaine extrêmement rapide, bien plus rapide que l’évolution habituelle de tout le vivant et tout l’inorganique confondus. La sauvagerie de nos ancêtres comparée à nos civilisations modernes montre un Sapiens en cours de structuration noétique fulgurante, nos affects semblent se placer rapidement sous l’autorité de notre raison et les effets récurrents de nos organismes (qui évoluent lentement, eux), nous font tendre aussi bien vers les réflexes ancestraux (comme le tribalisme et la détection des risques là où il n’y a que main tendue) que vers une forme de vie toujours plus sophistiquée et intègre. Si nous ne nous auto-détruisons pas avant, il y a fort à parier que Sapiens deviendra rapidement une espèce bien plus évoluée encore, bien plus raisonnable, bien moins affective, du moins plus unifiée, plus intégrée, à la durée de vie et aux capacités augmentées, pour une exploration réussie du véritable espace accessible : l’infini. Nous pourrions collectivement réaliser que notre forme d’intelligence, réflexive et consciente, nous extirpe de l’extrême finitude native du vivant ordinaire pour nous porter vers le Sujet idéal de tous les fantasmes, omniscient, omnipotent.

On pourra noter que les dernières secondes de notre histoire s’organisent autour des questions religieuses et plus récemment autour de l’interaction entre la science et les différentes religions. On notera en particulier que l’apparition du Royaume d’Israël et les conquêtes musulmanes sont séparées de seulement 3 secondes dans cette chronologie et que le développement de la science expérimentale arrive comme une nouvelle façon d’accéder à la vérité, en compétition avec les méthodes traditionnelles. La place de la science et les développements fulgurants qui s’ensuivent dans cette chronologie montrent que nous ne savons pas encore, faute de recul et d’expérience, ce qu’est une société positive, scientifique (et qui, par conséquent, a appris à renoncer au positivisme radical et a appris à offrir aux volontés de puissance archaïques une place de choix. Dans la civilisation positive, la vie affective fait partie de la danse noétique, l’intelligence se nourrit des passions les plus pulsionnelles), comme si nous n’avions pas encore essayé la modernité dans sa forme systématique, le modernisme. Et il pourrait s’avérer que beaucoup ont déjà renoncé aussi bien à la tradition qu’à la science en croyant que nous avons pleinement expérimenté l’âge de la foi, comme si la science et la religion avaient toutes les deux échoué à rendre à l’homme une sorte de paradis perdu. Compte-tenu de l’évolution rapide des conditions matérielles de notre forme de vie, directement liées au développement de l’intelligence et des structures noétiques les plus organisées et hiérarchisées – commes les différentes sciences mais aussi les arts et la philosophie synthétique – il est probable que l’âge d’or soit devant nous plutôt que derrière.

Parenthèse : je parie que dans cet avenir pas si lointain, Sapiens aura dépassé le plaisir mixte limbique-affectif-noétique (la récompense immédiate des circuits natifs qui lient les niveaux cognitifs primaire-secondaire-tertiaire selon Panksepp et McNamara) de l’expérience religieuse pour constituer et se déplacer vers une histoire positive des religions, dans laquelle il pourra puiser longtemps des connaissances utiles à propos de lui-même, ses mythes, ses rêves, ses aspirations et sa relation spontanée à une transcendance d’abord rêvée, puis fantasmée, puis imitée et sans doute un jour réévaluée et, dans une perspective matérialiste historique, dépassée.


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