Argent et hiérarchie

Quand j’entends Jordan B. Peterson parler de “the Will to power” pour évoquer la volonté de puissance Nietzschéenne, et que je nous vois traduire power par pouvoir, je crains que quelque chose d’essentiel ne se soit perdu en cours de traduction.

Si le monde anglo-saxon, par exemple, confond puissance et pouvoir à cause d’un manque de vocabulaire, il n’est peut-être pas étonnant que sa hiérarchie du pouvoir se fonde sur la puissance financière. À l’inverse, certains en France ont eu l’occasion de goûter amèrement à la distinction radicale entre puissance et pouvoir. Quand Bernard Tapie a désiré passer de la tête d’une hiérarchie à une autre, de la puissance au pouvoir, il s’est retrouvé confus. Le désir de pouvoir lui aura probablement fait perdre toute sa puissance. Lorsque Nicolas Sarkozy a indiqué qu’après l’exercice du pouvoir, il comptait bien réussir sa vie financière, passer d’un sommet à un autre en confirmant l’intuition triviale que l’un mène à l’autre, comme si la double compétence réalisait la perfection d’un individu, il s’est rendu compte que la culture de l’intérêt privé ne s’accommodait pas si bien du devoir, pour l’homme politique, de donner la priorité à l’intérêt général. Il n’aura finalement pas réussi à passer d’une hiérarchie à une autre et encore moins à se hisser au sommet de la pyramide des deux. Qu’est-ce qui différencie tant Trump de Sarkozy ou Tapie ? Outre-Atlantique et outre-Manche, ils produisent du sens à partir d’a priori cognitifs différents des européens : leur langage ne dit pas la même chose du sujet dans le réel. Ils confondent aisément pouvoir et puissance alors que notre culture refuse leur attelage. Celui qui veut pleinement réussir sa vie financière en France, par exemple et hors anecdote d’exception, a grand intérêt à se tenir éloigné de la politique et réciproquement. C’est peut-être moins vrai en Roumanie pour d’autres raisons. L’opinion commune française exprime la crainte de voir l’argent constituer la hiérarchie du pouvoir, que la hiérarchie sociale se fige dans l’exercice d’un pouvoir partisan, que la puissance engendre le pouvoir, que le pouvoir oublie ou abuse de l’impuissant. Pire : certaines personnalités politiques font semblant de constater l’abus de pouvoir commis sur l’impuissant dans l’espoir de s’emparer du pouvoir et d’assujettir le puissant. Cela provoque à la fois la séparation morale de l’argent et de la hiérarchie du point de vue idéologique et leur rapprochement systématique dans le discours politique, si bien que la répétition du rapprochement et l’idéologie historique sous-jacente finissent par instruire la suspicion sur la réalité du rapport de l’un à l’autre, sans autre fondement que l’intérêt de certains à produire le doute. Les faits démontrent plutôt que l’intelligence, la compétence, l’engagement, l’audace produisent les fortes disparités sociales que certains veulent imputer à la fortune et à la perfidie.

La détermination du comportement par la structure cognitive a priori ne s’arrête pas au langage, à la traduction médiocre de « puissance » en « pouvoir ». La hiérarchie est une structure archétypale. La pyramide du pouvoir symbolise universellement le rapport de l’individu à la transcendance. Pour tout individu il existe toujours un idéal qui le transcende, au moins parce qu’il ne peut jamais considérer qu’il est lui-même déjà la version la plus aboutie de soi. Nul ne peut prétendre, a fortiori, représenter la version la plus aboutie de l’espèce ou pire, la version idéale du vivant ou ultimement, incarner la version idéale de l’être. La transcendance étant nécessaire à l’appareil cognitif, le fait hiérarchique est posé comme un a priori du rapport au monde. Chacun peut intuitivement consulter l’idée particulière qu’il se fait de la version idéale de l’être, elle ne différera pas beaucoup de l’idée générique. Le petit chimpanzé trouve son idole chez le grand chimpanzé. L’humain trouve spontanément une idée qui s’apparente à Dieu, installé en haut de la pyramide hiérarchique, avec les qualités adéquates à sa position : omnipotence, omniscience, omniprésence. Il peut en découler une confusion, selon laquelle chez les humains seule une hiérarchie religieuse ou profondément désintéressée serait légitime, sans voir que l’objet archétypal n’est pas Dieu mais la transcendance même et que l’objet transcendant de l’état démocratique est l’agent capable et responsable, et non Dieu. En démocratie, il reste à déterminer une hiérarchie fonctionnelle privée de l’absolu, chercher l’optimal en admettant l’impossibilité de l’idéal. C’est que les millions d’années d’évolution ancestrale nous ont rapporté du règne animal l’archétype du pouvoir, la hiérarchie qui s’instaure autour de l’individu dominant et la participation contrôlée de la masse d’individus, en base. Le langage aujourd’hui traduit la présence a priori de cet archétype mal conscientisé. Le pouvoir (en français) désigne spécifiquement l’organisation de la cité, alors que la puissance est davantage conçue, par ceux qui conçoivent encore, comme la capacité de l’agent libre à réaliser des actes par soi-même, séparant ainsi nettement la hiérarchie sociale et l’argent. Encore faut-il comprendre et déceler cette distinction dans le fonctionnement démocratique européen normal, nécessairement non optimal, toujours en négociation active et polarisée, pour ne pas confondre intuitivement richesse financière et pouvoir politique et tomber idiotement dans l’idée de collusion : « on s’en prend toujours aux mêmes », dit l’incompétent un pied sur la base pyramidale, déjà un pied en-dessous.

Qui organise la hiérarchie du pouvoir et pour qui ? Pour le savoir et trouver les responsables du fait hiérarchique, on peut comparer celui qui se situe à la base de la pyramide avec celui qui s’en trouve à mi-hauteur et encore les comparer avec celui qui s’est hissé au sommet. Qu’est-ce qui les différencie le plus manifestement ? celui qui se trouve à la base n’a à s’occuper que de lui-même, il ne porte pas la responsabilité d’autres individus, dont la destinée dépendrait de lui. La différence avec l’individu à mi-hauteur est alors radicale, car celui-là porte la responsabilité de dizaines, parfois de milliers d’individus. Au sommet, l’agent porte jusqu’à plusieurs millions voire milliards d’individus sous sa responsabilité. Lorsque le comportement d’un individu engage la trajectoire de dizaines de millions d’autres individus, le pouvoir hiérarchique est mécaniquement très grand parce que la responsabilité engagée est sans commune mesure avec celle de la masse d’individus qui s’y abritent. Or, pour s’élever durablement dans toute hiérarchie, il est nécessaire d’en assumer les responsabilités, c’est-à-dire de démontrer une compétence à l’exercice d’une responsabilité au-delà de sa seule personne, puis au-delà de sa famille, puis au-delà de sa ville, et jusqu’à la nation ou l’empire. La hiérarchie du pouvoir trouve d’abord son fondement et sa justification dans les différences du niveau de compétence entre les individus. La capacité à porter une charge de responsabilité n’est pas également distribuée à travers l’espèce. Les raisons sont multiples mais de mieux en mieux documentées. La mesure de l’intelligence générale (le Quotient Intellectuel) et les principaux traits de caractères (« Big five traits ») permettent de prédire avec pertinence la place d’un individu dans l’organisation sociale. L’argent et la place hiérarchique ne peuvent s’équivaloir que comme étalons pour mesurer un niveau de compétence.

À la base de la pyramide, la survie du moins compétent dépend des décisions prises par les supérieurs de l’organisation hiérarchique. Dans un système libéral, il a toutefois une chance de ne pas se voir imposer de décisions trop arbitraires : il peut toujours troquer la plus petite de ses compétences contre les compétences qui assurent sa survie. Ainsi, l’argent permet le troc des compétences au-delà des pairs : je sais fabriquer un soulier, tu sais fabriquer le pain, je t’échange mon soulier contre ton pain et par l’extraordinaire médiation de l’argent, je peux diviser la valeur de ma compétence pour acquérir une multitude de produits issus de compétences que je ne possède pas en propre, si bien qu’à la fin ma survie est assurée par la compétence d’un nombre presque infini de tiers qui me sont parfaitement étrangers. En France, les plus faibles survivent grâce au concours de millions d’individus qui produisent de la valeur, par force de compétence de ceux qui organisent la hiérarchie, la distribution des valeurs produites comme de ceux qui les produisent, valeur distribuée sous le contrôle des agents dédiés à l’organisation hiérarchique, jusqu’en base. L’autorité hiérarchique permet d’organiser cette distribution généralisée de la compétence de façon prévisible et équitable afin que celui qui cultive une compétence spécifique puisse être assuré qu’il trouvera des compensations par l’acquisition des fruits de la compétence des autres. L’argent aura été pour « l’homme sans qualités » le moyen de plus sûr pour s’affranchir de l’autorité du tyran. Pour peu qu’il gagne en aptitudes, il peut toujours obtenir en retour plus de la compétence de tiers et ainsi toujours mieux désaliéner son existence de la condition humaine originelle.

Pourtant, en démocratie, il n’est pas rare que les moins compétents, qui ne démontrent aucune compréhension des sciences économiques et politiques notamment, se retrouvent à envier et rejeter les agents les plus valorisés à partir de critères de jugement inappropriés : “s’il a de l’argent ou du pouvoir, ce n’est pas par compétence, mais par ruse et je m’en trouve lésé”. Instruisant insidieusement une forme de paranoïa qu’on retrouve sous forme caricaturale dans l’idée de lutte des classes, le marxisme incite les moins compétents à exiger des plus compétents qu’ils sortent de la pyramide hiérarchique pour leur céder la place, selon une idée tout aussi caricaturale de justice et d’équité. La base pyramidale étant mécaniquement bien plus large que le sommet, il se trouve que le nombre d’incompétents est toujours bien plus élevé que le nombre des compétents et que l’organisation de la hiérarchie sociale finit toujours sous la menace de la base qui a cultivé le ressentiment du seul fait de sa situation dans la hiérarchie. Les représentants politiques qui se frottent les mains d’une telle situation ne manquent pas de maintenir et augmenter la frustration pour laisser infuser l’idée selon laquelle la hiérarchie et l’argent ne forment finalement qu’une seule structure qu’il faut briser pour retrouver un mythique âge d’or naturel, sans hiérarchie, sans compétence et sans argent. Il n’y a que ceux qui n’ont pas assez de compétences ou ceux qui ne savent pas comment on produit une idée pour suivre bêtement une idéologie aussi pauvre.

Dans les petites démocraties où la corruption est limitée, ce n’est pas l’argent qui permet l’organisation d’une hiérarchie fonctionnelle mais la compétence. La hiérarchie a plusieurs fonctions. Elle permet de compenser l’incompétence par la distribution des fruits de la compétence aux moins capables et d’assurer une équivalence vitale minimale entre la plus petite compétence et la masse incalculable de compétences cumulées. Elle incite aussi les plus compétents et les moins compétents à concourir à la réalisation de projets communs, dans des structures communes. Elle permet la collaboration d’individus aux niveaux de compétences extrêmement divers et ainsi de diminuer l’hostilité naturelle, de fournir un environnement natif aux générations plus adapté à leur survie. La disposition à l’organisation hiérarchique concourt à la survivance de l’espèce.

Prenons garde : lorsque l’extrême gauche aura fini de convaincre les derniers écervelés que la hiérarchie est une invention des puissants pour voler leur liberté naturelle, que leur état provient de l’excellence des autres, que l’argent cause du tort au pauvre, que l’incompétent a plus à gagner ou moins à perdre à lutter contre l’élite qu’à coopérer avec elle, alors la démocratie pourra basculer dans l’anarchie puis l’autoritarisme néo-marxiste. Nous pourrons alors collectivement sombrer dans la misère et obéir aux caprices immanents d’un tyran. Les pays pauvres ne sont pas plus démocratiques ou mieux hiérarchisés, ils sont seulement composés de peuples moins bien informés et moins bien organisés que d’autres. C’est bien la compétence qui produit la richesse et le pouvoir, qui lie l’une à l’autre, parce qu’elle relève toujours d’une capacité à former un projet et diriger des individus vers un but commun. Que la transcendance soit aussi pauvre qu’une fortune privée ou aussi élevée qu’un projet national d’équité, elle maintient au-dessus de ceux qui la visent un toit commun. La hiérarchie sert le besoin inné de transcendance et organise la vie en commun d’individus sinon en proie à la violence. L’argent sert le besoin de survivre en permettant l’interchangeabilité des valeurs de la compétence. L’une et l’autre servent toute structure commune, la démocratie libérale comme le régime autoritaire. Pour les organiser au plus près de l’optimal, il faut cesser de suspecter l’intrusion de la puissance dans le pouvoir et inversement, il vaut mieux chercher à acquérir toujours plus de compétences pour pouvoir d’un même élan bonifier la structure hiérarchique et prospérer.

Anticipation de contestation : « oui mais il y a des gens très compétents qui restent très pauvres et tout en bas de la hiérarchie sociale parce que la société ne sait pas les reconnaître; une mère au foyer qui donne tout à ses enfants et prouve sa compétence à éduquer restera pauvre si elle ne se soumet pas aux règles sans âme du capitalisme, etc ». L’argumentaire est un cliché et l’anecdote toujours utilisée comme pilier. Toute compétence ne mène pas à la fortune. Toute compétence à diriger ne mène pas à la direction. On a trouvé aucun moyen de gagner de l’argent en éduquant ses enfants, diable ! est-ce la faute du capitalisme, d’une hiérarchie encore trop patriarcale ? Faut-il s’enfoncer dans le cliché ? est-ce à dire que parce que certaines activités requièrent dévouement et excellence sans provoquer de valorisation sociale immédiate, elles ne permettent pas à terme de s’élever dans quelque hiérarchie ? je ne le crois pas. Par exemple, dans la hiérarchie des pas trop mauvaises mères, les moins pires se révèlent à travers le niveau de compétence de leurs enfants. Et le temps qu’elles dédient à leurs enfants les empêche t-il réellement durant toute leur vie de constituer des compétences autres que maternelles et qui leur permettraient de s’élever dans les hiérarchies qu’elles valorisent ? Non, sauf dans les cas particuliers, comme un handicap lourd de l’enfant. « Et que dire de l’artiste pauvre ? il est bien à la fois excellent et pas assez reconnu, etc. ? » Il y a en général environ un millier de mauvaises décisions qui précèdent une place sociale peu valorisante et qui n’ont rien à voir avec une compétence en particulier. On peut être un artiste très compétent mais pas assez compétent pour faire connaître son art ou n’être artiste que par ivrognerie par exemple. Il faut alors admettre que la responsabilité de faire reconnaître son art relève encore de l’artiste et non d’un tiers, que la cause de la misère hiérarchique se situe ailleurs que dans ce qui conditionne la prospérité des autres.

Les lectures qui ont participé à l’éducation de mon jugement à ce propos :

  1. Leiser, How we misunderstand economics and why it matters ?
  2. de Waal, The Ape and the Sushi Master
  3. de Sotto, The Mystery of Capital
  4. Peterson, God and the Hierarchy of Authority
  5. Peterson, 12 rules for life, sect. « Stand up straight with your shoulders back » + intro : la fameuse histoire du homard.
  6. Seabright, The company of strangers
  7. Williams, Truth and truthfulness
  8. Kahneman, Syst 1/2
  9. Harari, Sapiens

Remerciements :
@ Merci à Alizé, à qui j’ai simplement dit :
– « Éric Rouillé réfléchit actuellement à la relation entre l’argent et la hiérarchie »,
ce à quoi elle m’a répondu :
– « Elle invite une question de substitution plus classique qui interroge le rapport entre puissance et pouvoir ».
Réflexion qui m’a inspiré cet article de blog. Tu as raison, il s’agit bien d’une question de substitution et non d’un parfait recoupement. Mais même dans la juxtaposition partielle on trouve de quoi comprendre pourquoi un certain malentendu s’entretient dans l’opinion commune pour faciliter la propagation de l’idée de complot, de connivence des élites financières et politiques. Le malentendu permet à la non-élite d’espérer de se considérer comme une élite en puissance, certes sans pouvoir mais une élite d’une façon ou d’une autre, une hiérarchie qui se retourne par un fort effet de levier idéologique. Pour une question de paix sociale, il importe de ne pas retirer au faible l’espoir d’éviter l’humiliation et la haine de soi.

@ Merci aussi à Éric, qui a provoqué cette réflexion.

 

Note :

Cet article n’apporte qu’un petit commentaire à la question substituée « pouvoir-puissance », il ne répond pas à la question du lien entre la hiérarchie et l’argent. Le rapport de l’un à l’autre est autrement plus complexe. Elle sera peut-être traitée plus tard, si je m’aperçois que j’en suis capable.

En attendant, pour aller plus loin :

=> https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4469834/

« If a group functions as well as, and similar to, a single organic system, then that group can achieve far more than a lone individual. For this to occur, individuals are generally required to function under a single control center and a component of hierarchical information processing. »

« In animal societies, physical strength tends to determine social rank but in human societies it is not only physical strength but also cognitive factors such as intelligence and emotional stability that determine his/her social ranking (Hall et al., ). In humans, recent study (Cook et al., ) reported that there are two types in dominant personalities; one they named social dominance and the other aggressive dominance. The former rely on persuading others by reasoning, and the latter uses aggression, threat, deceit and flattery. »

=> https://www2.psych.ubc.ca/~henrich/pdfs/Cheng%20et%20al.%20(2013)%20-%20Two%20Ways%20to%20the%20Top.pdf

« By considering the selection pressures that likely favored the emergence of hierarchical groups, Henrich and Gil-White (2001) proposed that there are two distinct paths to social rank attainment in human societies: Dominance and Prestige. Dominance refers to the induction of fear, through intimidation and coercion, to attain social rank, a process similar to that described by the conflict-based account. Prestige, in contrast, refers to social rank that is granted to individuals who are recognized and respected for their skills, success, or knowledge (which can be acquired via cultural learning), a process similar to that described by the competence-based account. The major difference between the Dominance– Prestige Account and these prior accounts is that it explicitly argues, on the basis of evolutionary logic, that both strategies persist in modern humans, lead to patterns of behavior and tactics that provide effective means to social influence, and can be effective even within the same social groups. »

(=> https://sites.bu.edu/perry/files/2019/01/Lec-02-The-Natural-Hierarchy-of-Money.pdf

« Always and everywhere, monetary systems are hierarchical. »)


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